Les six derniers mois avant la chute. Clara y repense, comme on écarte des branches d’arbre trop touffues, et que la lumière du jour peut enfin passer. Cette promotion, au printemps dernier. Un minuscule échelon gravi, sans l’avoir cherché, dans lequel elle aurait dû lire, avant tout, une charge de travail décuplée. De chargée de clientèle à animatrice commerciale. Appui et conseil à ses anciens collègues. Les mots flatteurs, les mots sucrés, ceux qu’elle a voulu retenir, ceux auxquels elle a voulu croire. Au regard de vos compétences et de vos résultats… nous avons souhaité vous proposer des responsabilités élargies, un périmètre plus vaste… cela ne remet pas en cause vos actuelles attributions. Vous avez toute notre confiance… Les mots qui endorment. Elle n’avait pas compris, ou pas voulu comprendre qu’elle devrait rendre compte de leurs résultats, qu’elle en serait responsable et comptable, et que ces résultats seraient sans cesse redéfinis à la hausse. Elle se hait de tant de naïveté, ou de tant d’innocence, elle se déteste d’avoir pensé qu’elle pourrait réussir en faisant les choses à sa manière, sans brutalité, par la seule force de son charisme et de son enthousiasme. Elle se déteste.
Elle se revoit lors de l’entretien qui avait précédé la promotion. Elle se revoit acquiescer, une fesse posée à l’extrémité du fauteuil visiteur de ce bureau directorial où elle n’était jamais entrée. Clara, bonne élève. Sérieuse, si sérieuse. Pas de vagues. Jamais de vagues.
De ce jour, cette tension. La liste des tâches pour le lendemain qu’elle note avant de s’endormir, parfois elle s’endort dessus et retrouve ses draps tachés de marqueur fluorescent ; les dossiers emportés pour le week-end ; les appels pendant ses vacances, la vibration du smartphone professionnel dans le sac de plage ; les réveils nocturnes, ceux de deux heures, de trois heures du matin, pour penser à un rendez-vous, imaginer la scène, préparer un discours, des arguments, réfuter ce qui sera avancé, tenir tous les rôles dans sa tête. Être à la hauteur. Bouffées d’angoisse, coeur tambour. C’est un maillage invisible d’ondes et de réseaux qui l’enserre chaque jour un peu plus, comme cette torture qui consiste à ligoter la victime d’une manière telle qu’à chaque effort pour se libérer, elle resserre un peu plus les liens, jusqu’à l’étranglement final.
Aux mots satinés, aux mots vernis ont succédé les mots acides. Les flèches empoisonnées. Les banderilles. Si vous étiez mieux organisée… Ne nous faites pas regretter la confiance que nous avons placée en vous… Et, posé sur les mots acides, le sourire serpent. Clara connaît alors le filet de transpiration qui coule le long du dos, ruisselle sur chaque vertèbre en tachant le chemisier impeccable du matin, le déjeuner, barquette plastique posée sur les dossiers, abandonnée à moitié pleine, les heures qui galopent, s’emballent, les mails qui s’empilent sur les lignes de son écran jusqu’à le saturer. Déjà la journée est finie. Il lui reste la soirée, la nuit s’il le faut, c’est l’affaire de quelques semaines, mais elle y arrivera. Elle se l’est promis, juré, les yeux dans les yeux, face au miroir.