Rentrée littéraire Libella 2021

Retour accueil

Melancolia - Mircea Cărtărescu

Mircea Cărtărescu Melancolia Traduit du roumain par Laure Hinckel

Composé de trois nouvelles encadrées par deux contes, Melancolia est un livre sur l’expérience de la séparation, ce trauma qui marque notre naissance puis chacune de nos métamorphoses. Pour la raconter, l’immense écrivain Mircea Cărtărescu choisit trois étapes de la vie. Tout d’abord la petite enfance grâce à un garçon qui se persuade que sa mère l’a abandonné alors qu’elle est sortie. « C’est là le point de départ de la mélancolie, de ce sentiment que personne ne nous tient plus par la main. » Puis l’âge de raison avec Isabel et Marcel. Frère et soeur, ils vivent au sein d’une famille ordinaire comme deux enfants perdus dans la forêt profonde. Lorsque la fillette tombe malade, Marcel se jure d’obtenir sa guérison en affrontant ce qui le terrifie. Enfin l’adolescence. S’interrogeant sur la différence sexuelle, un jeune homme tombe amoureux. Son corps change. Mois après mois, il range les peaux devenues trop petites dans une armoire.

Les thèmes favoris de l’auteur tels le passage du temps, la poésie, le réel et l’irréel, le masculin et le féminin, irriguent ces textes.

Mircea Cărtărescu est né en Roumanie en 1956. Docteur ès lettres, il enseigne aujourd’hui la littérature roumaine à Bucarest. Poète, romancier, critique littéraire, journaliste, il est aussi membre de l’Union des écrivains roumains et du Parlement culturel européen. Il a publié près de 30 livres et de nombreux articles, traduits dans 20 langues. Lauréat de dizaines de distinctions parmi les plus importantes, il a été couronné en 2018 par les prestigieux prix Thomas-Mann (Allemagne) et Formentor de las Letras (Espagne). Solénoïde a paru en 2019 aux Éditions Noir sur Blanc.

En librairie le 14 janvier 2021 9782882506672 – 192 pages – 18

Extrait

La danse

Au cours d’un de mes innombrables voyages dans l’Archipel, j’ai rencontré une île entourée d’eaux vertes qui berçaient au soleil des hexagones de lumière, tellement clairs, comparés au minium de ces mers, et tellement ombrés par les ailes immenses des albatros glissant sur le ciel immaculé, que cette vision était un enchantement pour le regard. Comment ne pas se demander si, dans cet endroit rocheux, ne se trouvait pas le palais fait de nulle main humaine dont parlaient, à l’heure de la sieste, les petites gens du coin, avec leurs bonnets de feutre rouge et des poignards courbes à la ceinture. Il y avait, disaient-ils, beaucoup de pièces dans le palais, pleines de merveilles inouïes, mais elles ne méritaient pas qu’on y risque sa vie et elles ne méritaient pas non plus qu’on raconte, accroupi contre un mur et fumant le narguilé, une histoire écrite à l’aiguille au coin de l’oeil. Au centre du palais se trouvait l’Issue, et elle était surveillée par un gardien terrifiant qui rendait le passage impossible. Personne, jamais, ne l’avait vaincu, et ceux qui avaient pu revenir étaient apparus courbés comme après une bataille perdue. Ce qu’il y avait au-delà de l’issue, personne ne le savait, mais les anges qui descendaient de temps en temps sur une des îles, soit pour bénir une procession autour d’une icône en pleurs, soit pour morigéner tel ou tel insensé ayant couché avec sa femme en période d’impureté, soit tout simplement pour faire la mouche du coche, évoquaient une profondeur comme celle des océans, où se trouvaient les navires brisés, leurs flancs remplis de trésors, et les poissons au bec pointu et les pieuvres, et les statues antiques, à peau de marbre.

Tout marin, disait-on, arrivait sur cette île au moins une fois dans sa vie, car il était guidé par les diagrammes du zodiaque tracés à sa naissance. Je ne fus donc pas étonné quand, à cinquante ans, un âge où tout homme qui a eu la peau tannée par le sel et les tempêtes rentre chez lui, il me fut donné à moi aussi de poser le pied sur la plage de sable brûlant de l’île dont on parlait. Je n’avais pas peur, je ne me réjouissais pas trop non plus : il devait en être ainsi, comme je me disais toujours au seuil d’une nouvelle journée, devant une nouvelle femme, devant un nouvel étranger poignardé. L’homme ne peut faire autre chose que ce que le ciel avait prévu qu’il ferait. À son dernier souffle, chacun considère sa vie et comprend qu’il devait en être ainsi.

 

J’accostai en barque, laissant mon navire à cent brasses des rochers. C’était le plein midi, tu ne voyais aucune ombre nulle part. Les figuiers poussaient, sauvages, chargés de fruits violets. Au centre de l’île, il y avait une sorte d’anneau de roches pointues et irrégulières comme les dents d’un géant. Je trouvai, mais avec difficulté, un espacement par lequel je pus me frayer un chemin. Entre les rochers s’élevait, murailles jaunes sur lesquelles s’arrondissait une coupole modelée comme un crâne, le palais qui n’avait pas été fait de main humaine. Je franchis sa porte en cherchant l’ombre davantage que l’aventure, car le soleil était écrasant, et mes vêtements comme mes cheveux étaient trempés comme si j’étais arrivé à la nage. Dans les vastes salles, je trouvai de l’ombre, beaucoup d’ombre, une ombre épaisse, de la meilleure qualité.

Le palais était immense et désert. Les murs étaient couverts d’arabesques. Dans les cours intérieures s’étaient figées des fontaines depuis longtemps asséchées. Au fond de leurs vasques en forme de coquille, les araignées tissaient des toiles empoussiérées. De salle en salle s’alignaient des portes dont j’ai ouvert le plus grand nombre que j’ai pu. La pièce qui se trouvait derrière chacune d’elles avait une fenêtre donnant sur la mer. Il y avait au milieu de chacune de ces pièces un cube en pierre dans lequel vrombissait une machine incompréhensible, ou bien se débattait un poisson doré, ou flottait une sphère en cristal, ou encore se tenait, les jambes ballantes, me regardant d’un air las, une fillette habillée, tel un étrange fruit de mer, dans une cuirasse de nacre rosée. Dans une autre pièce, une sauterelle de la taille d’un gros chien, avec une goutte d’eau entre les mâchoires, te dévisageait de ses yeux d’aveugle.

Pour être au courant des prochaines parutions, laissez-nous vos coordonnées :

Powered by Mailpro

Voir les autres titres de la rentrée littéraire Libella